Expéditions graméennes

Le printemps reprenait peu à peu ses droits.
Les neiges fondaient peu à peu dans les montagnes du Beilan, se transformant en eau. S'ajoutant aux rus du Piedmont, les cours d'eau des plaines se gorgeaient de tout ce nouvel apport, se gonflant et sortant hors de leur lit, répandant les premiers alluvions de l'année 514 sur les terres fertiles du royaume de l'Elbre. L'activité se réveillait après l'hibernation qui avait accompagné la froide saison, et la vie semblait renaissant.

Et pourtant. Pourtant, en ce printemps promettant un été des plus agréables, tout ne portait pas les couleurs du renouveau et de l'abondance. En effet, une armée portait la bannière de la maison Vlos et du Cléricat. Elle venait des marais, comme l'avait précédé une autre expédition militaire plus conséquente mais moins rapide. Elle ressemblait à n'importe quelle autre oste graméenne : une bande de soudards habillés de tabards dépareillés et mal tenus. Pourtant, les hommes qui les menaient semblaient moins exubérants que leurs pouilleux. Et plus organisés.

Si la discipline régnait difficilement et grâce à la crainte qu'inspiraient les cavaliers décrits plus tôt, la troupe savait où elle se dirigeait, au contraire de la précédente, qui s'était contentée de se disperser et de semer le chaos dans les fermes environnantes. Non, ces troupes-ci avaient choisi une cible. Manteloup.

Ne tardant pas à détruire les faibles défenses opposées sur les murs de la cité, les pillards se laissèrent aller. La douce cité, réputée pour ses arts et sa beauté, était en proie à des centaines de barbares libres de toutes les pratiques, de tous les outrages. Certains tentèrent bien de résister, mais c'était sans espoir. Ils étaient torturés par les malchanceux qui n'avaient pas trouvé de femme (ou de garçon assez beau) qui auraient pu satisfaire leur lubricité. Le saccage ne dura qu'une nuit. Le lendemain, les cavaliers ordonnèrent le départ, exécutant les réticents et les blessés, qu'ils fassent partie des civils comme des soldats de leur expédition.


Plus loin dans le nord, dans les fiefs d'Eskadner plus précisément, s'annonçait à l'horizon chaotique d'Aevenspir un petit groupe de Graméens à cheval. Une fois à la cour du Karsper, ils déclarèrent être les hommes de l'Ambassadeur de Gramée.

"Karsper Zoak, je suis l'envoyé de Waelin Vlos.
Mon seigneur Ilhan Vlos vous envoie d'abord l'amitié des Graméens pour le peuple aevenspeer et leurs chefs."

L'homme, qui semblait imberbe et portait des habits à la dernière mode des salons gaediens, fit un geste de la tête à un de ses compagnons. Ce dernier apporta deux sacs dégageant une odeur de mort.

"Vous trouvez les têtes d'une partie des traîtres à Aevenspir. Les autres se trouvent chez mon maître, mais croyez bien qu'ils seront traités avec moins de clémence que ceux-ci."

Il désigna les sacs, un sourire poli aux lèvres.

Le représentant d’Esweer Sperilt, du nom de Zvurt Nazdar un cousin de l’Ewsper, avait été alerté de l’arrivée des graméens dans la capitale aeven plusieurs jours avant leur arrivée. Les rumeurs allaient bon train quant aux motifs de leur venue, le pillage de la traîtresse ayant trouvé refuge au Royaume de l’Elbre était connu de tous. Il avait fait guetter par quelques gamins leurs venues aux portes de la cité et avait su être présent à la cour du Kasper, dans laquelle il avait ses entrées.

Il n’aimait guère les hommes des marais, il fut surpris de l’accoutrement de l’homme qui se revendiquait des terres les plus nauséabondes du Retrahant et qui ressemblait à un gaedien guindé.

Il écouta l’homme et ne put s’empêcher de penser que leur amitié, il pouvait se le carrer à un endroit opportun, puis profitant de l’hésitation du Kasper, il se lacha.

Pauvre Dame Mélissandre, vie pathétique, tombée dans les bras d’un régent opportuniste après que l’avant dernier Kasper, son mari, soit tombé entre les mains de barbares puant imprégnés de l’odeur insurportable que seuls les rats peuvent supporter dans les marais. Dépitée par l’éviction de son régent, elle coucha avec un beilanais à qui elle dévoila l’attaque contre son peuple.

Je vous l’accorde cette vision est caricaturale, mais qui veut de cette pauvre Dame Mélissandre….

Celui dont la tête à un prix se trouve en Empersiste, il fut régent en nos terres et profita de la naïveté de cette pauvre Dame Mélissandre.

Mais, je ne fais que dire le ressentiment de mon cousin, notre Kasper a surement un autre point de vue…

Le sourire du jeune envoyé s'élargit pendant que le représent d'Esweer Sperilt entamait sa diatribe. Une fois que ce dernier eut fini, il fit une courbette superficielle et prit à son tour la parole.

"Pardonnez-moi, mais mon maître m'a ordonné de ne rapporter les paroles du Karsper d'Aevenspir uniquement, et non pas celles d'un sous-fifre des montagnes. Aussi, ne vous offensez pas si je ne semble pas porter grande attention à vos paroles."

Il refit une courbette. Il pensa d'abord rappeler à son adversaire que railler sur les marais nauséabonds de Gramée était de mauvais goût lorsque l'on vivait dans des lieux clos ayant abrité la sueur de générations et générations de mineurs aevenspeer entassés dans ce que les troglodytes appelaient des villes. Par déférence pour le roi du nord, il changea de sujet et d'interlocuteur.

"Quant à l'ancien régent, Andurinel, ce n'est qu'une question de jour avant que son refuge ne soit dévasté par les troupes de Gramée, Sire."

Zvurt Nazdar afficha également un sourire hypocrite.

Vous m'avez offensé, en effet, j'espère que ce que vous proposerez intéressera notre Kasper sinon vos jours sont comptés. Un accident dans nos monts est vite arrivé...

Le Karsper soupira. Il avait prit le temps de réfléchir, essayant de comprendre la portée de ce que venait d'accomplir le graméen. Bien sur le peuple des marais avait lui aussi subit la félonie de la traîtresse, mais récupérer cette tête avait du coûter cher en hommes. Il imaginait mal un tel sacrifice par pur acte de bonté venant d'un graméen.
La tirade de Nazdar l'obligea à quitter ses pensées pour couper court à cette incartade.

"Graméen, votre présent m'est extrêmement précieux, et je l'accepte avec une grande joie. Sa folie a couté la vie de bien des notres, et c'est tout un peuple qui vous remercie. Il ajouta avec un sourire mauvais : bien que son corps aurait été plus aisément attaché à la muraille d'Eskadner."

Il laissa passer un court silence, guettant la réaction de son invité et entendit quelques rires gras dans la salle.

"Mais, bien que je ne doute pas du ressentiment que vous pouvez éprouver pour ce qu'il reste de cette femme, je dois bien avouer être très surpris de votre présence.

Que me vaux ce présent ?"

Le visage du jeune homme se crispa lorsque le Karsper le remercia pour la tête de Dame Mélissandre. Se persuadant qu'il avait mal compris l'aevenspeer du roi, il reprit ses esprits et la parole.

"Mon seigneur, la voix de la Gramée, Ilhan Waelin Vlos, rappelle juste au Karsper que nous avons tous subi le même sort funeste, celui que provoqua la félonie de cette femme ignoble, et que le sang de Kandrasie, d'Aevenspir et de Gramée s'est mêlé dans les ruisseaux des cols d'Heffdim."

Certaines piques vinrent à l'ambassadeur quant à l'inactivité des Monts par rapport aux traîtres qui avaient été accueillis au sein de la Gaedienté, mais il s'en garda bien.

"Mon seigneur demande également à ce que la cathédrale de Saint-Pétyr, située ici même, dans la ville d'Eskadner, lui soit remise, afin qu'il en fasse un temple en l'honneur d'Amk'Cherk et que les fausses idoles gaediennes soient détruites et bannies d'Aevenspir. Cela scellerait enfin la défiance commune que nourrissent les peuples de Melit-Aend et d'Eskadner contre le dieu sanglant qu'est Gaed."

Le Karsper fut fort surpris de cette requête. Cet ambassadeur devait plaisanter. Non, impossible, il n'avait jamais encore vu un graméen faire de l'humour - du moins il ne l'avait pas compris. Il se reprit, et répondit en ne cherchant pas à cacher son agacement.

"Je n'apprécie pas votre ton ambassadeur."
A ces mots, la garde personnelle du Karsper se raidit, et l'on put presque entendre le crissement de mains serrant la garde des épées larges que tenaient ces derniers.

"Certes, nous avons combattus côte à côte au Beilan. Mais je ne crois pas que nos intérêts soient les mêmes.
Comprenez graméen, nous n'avons que faire de votre dieu et des guerres que vous lancez en son nom, et cela, vous devriez le savoir.

Bien entendu, il est totalement hors de propos de construire un temple au nom d'une religion quelconque et à la... "demande" d'un insignifiant seigneur étranger !

Maintenant dites moi, est-ce là la seule raison de votre présence ?"

"Je me permets d'insister, Sire. Mon maître ne veut pas faire construire un temple dans votre capitale. Il veut juste que vous lui donniez la Cathédrale gaedienne qui trône au sein de votre cité afin d'y faire disparaître tout symbole de Gaed."

Le représentant de la ville de mentoran s'était tenu à l'écart tout au long des négociations, ne voulant interrompre son Karsper. Néanmoins, l'insistance du Graméen avait laissé place à un silence stupéfait qu'il mit à profit :

"Graméen, nous savons que face au danger, d'étranges alliances peuvent voir le jour. Mais nous n'avons pas besoin qu'un représentant d'Amk'Cherk vienne s'immiscer dans la gestion des affaires d'Eskadner. Nous savons quel danger représente Gaed, et nous n'oublions pas qu'ils nous sont désormais hostiles. Mais nous n'avons pas besoin de vous pour rejeter les idoles Gaediennes hors de nos monts. Un demande du Clericat Graméen de nous voir rejeter ces idoles aurait été plus facilement compréhensible, mais je doute que votre présence soit indispensable à cette besogne."

Jetant un regard en direction du Karpser il rajouta :

"La mort la traitresse, est une bonne chose et nous vous remercions pour ce service rendu. Reste le seigneur Andurinel qui se cache en Empersiste, mais il ne pourra pas éternellement échapper à son jugement...."

Alors qu'un autre seigneur aevenspeer avait pris la parole, un page de la suite graméenne vint glisser quelques mots à l'oreille du représentant de la Gramée. Ce dernier hocha la tête d'un air entendu et murmura quelque chose à l'adolescent, qui s'en fut sans demander son reste.

"Seigneur, je viens d'apprendre que l'expédition menée par les armées d'Ilhan Waelin contre la cité de l'ancien régent Andurinel a porté ses fruits. Ses habitants ont été réduits au rang d'esclaves sinon de tués, et les richesses de la famille du traître saisies. J'imagine que le seigneur Andurinel lui-même a été capturé ou tué par les hommes du Cléricat."

Il laissa le silence s'installer pour un moment, puis reprit.

"Karsper, nous ne demandons pas que vous détruisiez les églises gaediennes qui jonchent vos terres. Nous savons que votre tolérance vis-à-vis des cultes étrangers est grande. Le Cléricat vous demande seulement de respecter la religion des hommes qui vous ont vengé comme vous respectez la religion gaedienne, celle de vos ennemis qui tuèrent tant de nos soldats au Beilan. Nous demandons simplement qu'Amk'Cherk soit aussi représenté que Gaed en Aevenspir."

Le représentant recula de nouveau, laissant la parole à son Karsper qui seul aurait le dernier mot dans cette affaire délicate. Observant les expressions qu'affichaient chacun, il ne pu éprimer un sourire une fois que le Graméen eu fini. Il ajouta à voix basse :

"Evidemment, la religion Graméenne n'étant pas représentée en Aevenspir, il convient d'en détruire les temples Gaediens. Voir même, si possible, d'empiéter sur leur culte en prenant pour soit leur seul édifice religieux à Eskadner... Je crois me rappeler que le peuple des marais a eu largement l'occasion de s'emparer de ce lieu le jour où ils sont venus réduire en esclavage notre peuple ainsi que Komenor de Kawsr. Cet incident n'a malheureusement pas été oublié ici, et l'Unique risque d'être mal reçu en ces lieux..."

"Rappeler que les Graméens ont ravagé Eskadner il y a près d'un demi-siècle me semble un argument peu convaincant. Les choses changent, et même si je suis persuadé que le vieux Thralen est un puits de sagesse et de connaissance, les peuples des montagnes et d'Amk'Cherk se rappelleront plus volontiers que leurs soldats ont combattu côte à côte à Heffdim, ou encore, événement plus récent, que les hommes de Gramée ont lavé dans le sang le déshonneur qui entachait l'Aevenspir en annihilant les deux cités des traîtres au royaume du Nord."

"Nous ne demandons pas grand-chose. Juste que vous honoriez le dieu qui vous donna la vengeance en lui offrant la demeure que vous aviez accordé à Gaed. Je ne suis pas très savant sur le sujet, mais il semblerait que ce soit quelque chose de courant dans le culte des scrijii d'offrir aux dieux qui nous favorisent des sacrifices."

Face à l'obstination du mécréant des marais, le cousin se raviva tout en gardant un ton méprisant.

Le fait que vous insistiez ainsi m'interpelle. Il me semblait que votre religion était élitiste. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi vous tenez à ce point qu'un temple soit élevé dans notre capitale. Sachez qu'Amk'Cherk n'est point considéré comme Gaed en nos terres. Je doute que certains le considèrent comme un de nos scrijii. Mais, peut-être est cela que vous cherchez? Ce qui reste néanmoins surprenant de la part d'un Graméen qui, en général, se moque que celui qu'il considère comme inférieur, vénère votre dieu.

Cependant, je vous félicite d'avoir attaqué la cité de notre ex régent. J'aurais préféré qu'un de mon peuple se charge de cette tâche. Cela dit, il apparait que la cité du félon continue à prospérer en Empersiste, d'après les informations que l'on vient de me faire parvenir. Je crains que vos hommes aient préféré se livrer à ce que votre classe dirigeante leur enseigne, pillage ou viol, plutôt que de se rendre efficace et utile à éliminer la descendance d'Andurinel ...

Le Karsper impassible jusque la, parla d'une voix forte avec l'intention de clore le débat :

"Le peuple aevenspeer n'a même pas connaissance de votre dieu, et je n'ai pas l'intention d'encourager un nouveau culte en mes monts.
De plus, vous n'avez pas à vous soucier des quelques gaediens vivant à Eskadner. Les descendants des Sortaksper n'ont plus aucun lien avec le monde gaedien extérieur, et se sont peu à peu intégrés à nos monts.

Graméen, j'apprécie votre geste, c'est un soulagement pour nos trois peuples. Mais je ne puis accéder à une telle requête, et je ne reviendrai pas sur ma décision."

Alors qu'il allait expliquer au cousin Nazdar que ses espions étaient aussi bien informés que ses soldats actifs, le roi prit la parole, et l'ambassadeur ne put que s'effacer.

"Je rapporterai vos paroles à mon seigneur. Je suis persuadé qu'il sera ravi d'apprendre votre soulagement vis-à-vis des traîtres qu'il a abattu pour votre compte."

Et sur ces paroles, il prit congé de la cour d'Eskadner, rejoignant ses appartements.