C’était une belle journée de printemps, en Aevenspir, et le soleil n’avait pas encore atteint midi. Comme à l’accoutumée dans ses monts neigeux, la froideur de la neige n’avait pas encore cédé le pas aux rayons du soleil sur l’herbe printanière. Fort Kawsr néanmoins, de par sa position géographique – le petit fortin, depuis était devenu un imposant bastion de roc s’élevant à flanc de montagnes – voyait les premières neiges fondre sur les bas monts de la frontière avec la Kandrasie. D’ici, on pouvait voir à plusieurs centaines de lieues à la ronde, et les plaines de Kandrasie rendaient toute incursion hostile par le Col de Kawsr vaine quand à la question de la discrétion. La neige des plaines s’étiolait doucement, laissant renaître l’herbe anciennement prisonnière de cette froide emprise. Emprise qui ne quittait jamais son pays, pensa le seigneur au Kawsr.
Kasterian était accoudé à la rambarde du balcon de sa fenêtre, et regardait pensivement les terres Kandrasiennes. Il faisait encore froid ici, surtout à cette altitude. Le Ditrer portait une tenue simple de tissu et de cuir, le tout surmonté par de l’épais manteau goudronné Aevenspeer. Kasterian posa un mélancoliquement son regard sur le plus haut pic enneigé des montagnes Aevenspeers. Dans cette montagne millénaire se dressait, forte et fière, Eskadner, fierté de ces montagnes. Le massif Aevenspeer esquissa un timide sourire et repensant à sa fonction ici et à celle de ses ancêtres, défendre le Joyau des Montagnes, chose à laquelle sa lignée s’est toujours dévouée corps et âme. Il soupira et de la buée sortit de ses lèvres gercées par le froid. Puis, après quelques longues minutes passées dehors, le Ditrer retourna dans ses appartements, refermant la lourde fenêtre derrière lui. C’était la seconde semaine après l’annonce du début du printemps. Comme chaque année, et cela depuis la mort de leur père, Kaser Ekins, le Seigneur de Kawsr avait prit l’habitude de recevoir la visite de son jeune frère, Owkars, pour se livrer à une grande chasse à cour dans ses domaines. Il devait d’ailleurs arriver dans la journée, ce qui leur laisserait le temps de s’échanger les nouvelles de l’Aevenspir, de l’étranger et de la famille, bien évidement.
C’est vers la fin de l’après midi qu’un petit cortège arriva aux pieds de l’immense mur de roches de Fort Kawsr. Après quelques rapides paroles échangées dans une langue des plus gutturales, le petit cortège passa la lourde porte d’airain et de pin pour déboucher dans un réseau d’habitations à ciel ouvert. Car il en existait à Fort Kawsr, même si la grande majorité des habitations se trouvaient dans les vastes réseaux de grottes creusés à même la montagne. Les cavaliers finirent par arriver dans une immense bâtisse de pierre, après avoir déambulé plusieurs minutes dans de larges boyaux éclairés par des sortes de lanternes, plongeant les cavernes dans une faible lumière. Le bâtiment était creusé non loin de l’extérieur, et semblait s’élever bien plus haut dans la montagne que toutes les autres habitations. C’était la demeure du Ditrer d’Aevenspir. Les nouveaux arrivant furent introduits dans une grande salle richement meublée, visiblement assez haut dans la montagne. Kasterian était assit dans une confortable chaise de pin rembourré par des coussinets de soie rouge. Les invités entrèrent, et ce ne pouvait être bien sur qu’Owkars. Mais qui était les autres ? En les voyant arriver, le Seigneur de Kawsr se leva et alla à leur recontre.
« Owkars ! Comment vas-tu jeune garnement ! »
L’homme de tête enleva son lourd manteau goudronné, laissant apparaitre un physique des plus Aevenspeer. Grand, musclé, le teint assez bronzé et les cheveux de jais. Il aurait été la copie conforme de son frère s’il n’eût pas les yeux d’un bleu profond. Il sourit et alla à la rencontre de son grand frère.
« Kasterian ! Ou dois je dire Monseigneur Ditrer ! Comment vas-tu, vieux brigand ! »
Les deux hommes échangèrent une amicale bourrade, puis le seigneur des lieux se tourna vers les autres personnes qui suivaient son frère.
« Et se sont, petit frère ? »
« Oh ! Excuse moi, Kayla, approche s’il te plait ! »
La personne appelée enleva alors sont manteau à son tour, laissant paraître une fort adorable jeune femme, à laquelle Kasterian n’eut au premier abord rien à redire. La jeune femme s’approcha, souriante mais craintive, vers Owkars.
« Gente Dame … » dit Kasterian en exécutant une gracieuse courbette et en lui faisant le baise main.
« Je te présente ma femme, grand frère. Kayla. Nous nous sommes mariés il y a peu, elle est issue d’une famille Aevenspeer de haut rang ! »
« Je n’en doute pas, je n’en doute pas. Noble Dame … » Lâcha t’il une nouvelle fois en se retournant vers elle.
« Et quand eut lieu l’heureux événement, pour que tu n’y invites même pas ton propre frère ? »
« Durant la guerre de Kandrasie, Kasterian. Et je ne voulais pas te déranger, voila tout. Elle est venue avec moi pour apprendre à te connaître. Je lui ai assuré que malgré ton air bourru, tu n’étais pas un mauvais bougre. »
« Tu dis ça car tu es mon frère et que sinon tu devrais dormir, toi et ta donzelle, dehors dans la neige ! » dit il en collant une tape amicale dans le dos de son frère.
« Mais ou sont passés mes manières ? Je suis réellement ravi de vous rencontrer, très chère belle sœur ! Mais qui sont ces autres personnes, alors ? »
« Des gardes chargé par son père d’assurer notre sécurité durant le trajet. »
Kasterian prit un air offusqué.
« Sous entendrait il que mes terres sont peuplées de bandits, ou que je puisse arriver à assurer votre sécurité ? »
« Mais non, mais non, grand frère. Et si nous dînions, je meure de faim ! »
« Excellente idée ! » Reprit le seigneur de Kawsr.
Et ils parlèrent de tout et de rien, durant toute la soirée.
C’est le lendemain matin que Kasterian et Owkars partirent pour la chasse, avec six des meilleurs chasseurs de Fort Kawsr. Kasterian perdit un temps fou à expliquer à Kayla que son jeune mari ne risquait rien en sa compagnie, et c’est avec appréhension qu’elle les regarda partir à la chasse.
Le petit groupe partit alors vers la forêt au nord du Fort, là où les chasseurs avaient repéré un troupeau d’Ekanners. Il leur fallu quelques heures de route avec leurs Ceaespeers pour arriver à la forêt, enchaînant pentes escarpées avec cols étroits. Kasterian avait troqué son Kawsr pour un solide javelot, un arc court et un poignard à longue lame qu’il avait à la ceinture. Tous d’ailleurs étaient équipés de la sorte, car l’arc et le javelot étaient les meilleures armes pour chasser l’Ekanner. Ils finirent par arriver à la lisière d’une clairière ou une vingtaine d’ekanners étaient en train de paître. Les chasseurs se dispersèrent, commençant à encercler le gibier. Owkars et Kasterian seraient les rabatteurs, et les ekanners fonceraient vers les chasseurs qui en abattraient le plus possible. Une fois tous en place, les deux hommes entrèrent dans la clairière au petit trot. Ils furent rapidement repérés par les bêtes qui commencèrent à se regrouper.
« Tu es prêt ? »
« Bien sur grand frère ! Alors, on y va ? »
Kasterian porta son cor à la bouche et souffla dedans, puis lança son cheval au galop vers le troupeau. Son frère fit de même, et les ekanners se mirent à fuir vers les chasseurs qui les attendaient, embusqués, arc bandés prêts à tirer.
« Je vais les rejoindre grand frère ! Occupe toi de rabattre les derniers et rejoins nous ! »
Le seigneur de Kawsr opina du chef et tourna bride vers la droite pour rabattre les quelques ekanners qui ne partaient pas dans le bon sens. Owkars s’engouffra alors dans la forêt, et, alors que Kasterian rabattait les derniers ekanners, il entendit un grognement canin avant d’être projeté au sol par une force brutale, dans le hennissement strident de sa monture. Kasterian roula au sol et dégaina son couteau de chasse tout en se relevant. Son cheval était désormais au sol, ensanglanté, et devant lui se dressait un énorme loup à la fourrure grise cendrée. Kasterian le reconnu au premier coup d’œil comme un Arak, et soudain la peur l’empoigna. Il regarda rapidement autour de lui. Rien. Pourtant, les araks chassent en meute, et celui-ci était seul, étrangement seul. L’arak solitaire le fixa en grognant, découvrant ses énormes crocs. Le cœur de Kasterian se mit à battre la chamade, et il referma de plus belle son emprise sur sa seule chance de survie, son couteau. La bête approcha d’un pas sûr vers lui, ne le quittant pas des yeux. Le seigneur de Kawsr recula doucement, guettant le moindre des gestes de l’animal.
Puis se fut l’attaque. L’arak se jeta sur Kasterian, toute griffes dehors. L’Aevenspeer roula de côté pour éviter les griffes, mais le loup était plus rapide. Il fondit sur Kasterian, qui tomba sur le dos.
Owkars entendit le hennissement du cheval dans la clairière. Il stoppa net sa monture et repartit en sens inverse. Plus il se rapprochait, plus il entendit des bruits effrayants. Tout d’abord celui d’un loup, puis le hurlement d’un homme. Owkars, craignant le pire, força l’allure. Il arriva en trombe dans la clairière et observa, stupéfait, la scène. Le cheval de son frère gisait au sol et, quelques mètres plus loin, il pouvait voir une forme humaine se débattre sous un énorme loup qui ne faisait que refermer son énorme mâchoire et ses griffes sur elle. Owkars se saisit du javelot et chargea. Arrivé à quelques mètres, il lança son arme en direction de l’arak, et le javelot se planta dans le dos de celui-ci, qui lâcha sa prise et se retourna en grognant. Sidéré de voir l’animal toujours debout, Owkars se saisit de son arc et d’une flèche. L’arak chargea le cavalier, puis le bruit de la corde qui se détend, suivit de celui du métal entrant dans la chair se fit entendre. L’arak tomba lourdement au sol, une flèche fichée dans le crâne. Il fut agité de quelques soubresauts puis cessa d’être, tout simplement. Owkars se jeta à terre et se précipita vers son frère. Celui-ci était couvert de sang, et de larges entailles tailladait son corps de part en part. Il avait réussi à protéger son visage de l’animal, mais il était en piteux état. Les chasseurs arrivèrent, alertés par les bruits. Ils accoururent, voyant le carnage dans la clairière.
« Vous avez tué un Scirjii ! » Hurla l’un d’entre eux.
Owkars, les yeux embués par les larmes, se releva et se retourna lentement vers lui.« Et il avait tué un Ditrer d’Aevenspir. Que ce Scirjii périsse là ou mon frère a périt, et qu’il protège son âme dans l’autre monde, à défaut de l’avoir fait dans celui-ci. »
Et c’est durant la deuxième semaine du printemps de l’année 266 que, Kasterian de Kawsr, aîné de la famille de Kawsr et Ditrer d’Aevenspir rejoignit les Scirjii, à 46 ans.
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