Un soir de plus dans l'auberge. Les consommateurs étaient réunis autour du vieil Ysengrin, "le rescapé", comme on l'appelait par là. Chaque soir, il y avait des gens pour lui demander de conter sa terrible histoire : comment Retrahant avait été traversé par une vague de mort et de chaos, emportant dans la tombe un nombre effroyable d'hommes et femmes. Lui, il était encore là, comme quelques autres qui avaient survécu au mal et n'avaient pas été emportés par l'âge. Et pour survivre, il racontait, espérant quelque menue monnaie de ses auditeurs horrifiés et apitoyés.
« Je ne sais pas vraiment comment celà à commencé... Pour moi, le départ fut la maladie de ma femme. Une vilaine toux, oui-da, et des taches rouges sur la peau. Je ne me suis pas inquiété très longtemps pour elle, remarquez. Après quelques jours presque tout le quartier présentait les mêmes symptômes, certains vomissaient, toussaient du sang... Les gencives et la langue se détachaient en de petites plaques sanglantes... Nous avons cru à la peste, mais tout le monde sait qu'on ne peut plus attraper cette maladie après y avoir survécu... Et ma femme y avait survécu, elle. Tandis qu'elle mourrait présentement sous mes yeux, oui-da ! »
Le vieil homme but une gorgée de sa chope. Il était déjà soûl. Il buvait à chaque fois qu'il devait raconter cette histoire. Il se disait incapable de la raconter sans celà...
« En plus, elle perdait la tête. Je ne valais guère mieux, remarquez, parce que cette saloperie ne m'avait pas épargné. Les premiers morts étaient arrivés... Comme des marionnettes, secouant désespérément les membres en quelques derniers gestes incontrôlés. Ils saignaient... On aurait dit qu'ils n'étaient plus que des plaies à forme humaine. Et moi, couvert de ces cloques et taches sanglantes, je ne pouvais qu'attendre une telle mort... »
Il renifla, attendit un moment et repris.
« Et la garde qui avait bloqué le quartier... Ca ne leur avait servi à rien, disait-on. Il paraissait que la maladie s'était déclarée dans la famille du seigneur... Sa fille la première... Des rumeurs, certes, mais on voyait la fumée des bûchers funéraires s'élever au dessus des murs... Et nous étions presque contents à cette vue, de savoir qu'ils crevaient quand même, derrière leurs murs, malgré leurs gardes... Les gardes ! Les plus sains ont bien vite pris la fuite, les pleutres. Surtout que ceux d'entre nous qui étions vivants, on était prêts à se battre... »
Long silence dans la salle.
« Oui, heu, peut-être qu'ils étaient prêts. Moi je venais de voir ma femme mourir... J'aurai voulu avoir la force de l'aider, de précipiter cela, de ne pas voir son corps sursauter avant sa fin... Mais elle ne pouvait même pas me voir... Ses yeux étaient emplis de sang... »
Les siens clignèrent devant sa chope, et il s'empressa de noyer ses sentiments dans l'alcool qui y restait.
« Et puis... J'ai survécu. L'Elbre sait comment, j'ai survécu. Affaibli, pouilleux, ensanglanté... Moi et une vingtaine d'autres... Nous étions plus de deux-cent dans le quartier... Avant... Dehors, tout était pareil. Des pillards avaient attaqué, des gens désespérés avaient commis des actes désespérés... Et au milieu de ça, la vie continuait. Le bétail avait été épargné, par exemple. Les gens isolés... »
Il agita sa main vers le ciel, comme pour vouloir montrer quelque chose, puis sembla se raviser et la remis sur sa chopine.
« Nous les avons tués. Un berger qui avait accepté de nous aider… Il est tombé malade quelques semaines après. Nous, nous avons fini par survivre… La maladie a fini par… Je ne sais… Disparaître… Et vous voilà. Nous voilà. Retrahant était plongé dans le chaos, des millions sont morts… Mais tout doit continuer, n’est-ce pas ? »
Il fixa le fond de sa chope un instant.
« Patron ! A boire ! J’ai fini et j’ai soif ! »
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