Éphyne - L'auberge du tonneau percé

La bande d'Aevenspeer arrivait à peine à Éphyne : cinq grands gaillards, vêtus de cuirs de la tête aux pieds, une peau sur les épaules et une épée large au côté, ils venaient de passer la porte nord-ouest de la cité.
Leurs chevaux avançaient au pas tant ils étaient désorientés par la taille de la cité, la mythique cité qui avait maintes fois acceuilli les rescapés de tout Retrahant lors des temps de grande crise. Elle paraissait vide, maintenant que le monde s'était réouvert, et ses trois mille habitants avaient grand mal à donner un semblant d'activité à ses rues principalement désertes, au point que des quartiers entiers semblaient abandonnés.
Les deux loups d'Aevenspeer qui les accompagnaient reniflaient de droite et de gauche, aussi mal à leur aise à cause de la puanteur des grandes cités. Aussi grands qu'un poney, ils s'assuraient que les rues presque désertes le devienennt réellement, à tel point que les voyageurs mirent du temps à apercevoir une auberge qui semblât ouverte.
Fort heureusement, ils finirent par tomber sur l'auberge dite du "tonneau percé"...

"Ce nom sonne bien messire, dit l'un des hommes au cavalier de tête, nous devrions sans nul doute y trouver de quoi nous déshaltérer."
Acquiessant de la tête, le meneur mit pied à terre :
"Eh bien entrons mes amis, ce voyage m'a donné faim."

Et l'entrée des montagnards ne se fit pas sans ébranler l'habitude du lieu : si les cavaliers avaient attaché leurs montures dehors, les deux loups talonnaient le chef du groupe, haut de près de sept pied, les yeux verts et ses longs cheveux noirs battant sa cape, qui s'avança solennellement vers le tenancier qui commençait imperceptiblement à trembler et semblait prêt à livrer sa bourse à ces menaçants inconnus.

"Bonjour mon brave", fit le géant avec un léger sourire. Le tavernier sursauta à ces mots et en fit tomber l'assiette de bois qu'il essuyait. "Sers donc cinq repas chauds et met un tonneau de gueuze en perce pour des Aevenspeer harrassés par leur voyage." Puis, après avoir jeté un coup d'oeil aux loups : "Et une dizaine de poulets pour nos bêtes."

Sur ce, il déposa une petite bourse de cuir sur le comptoir et en sortit quelques retrahs d'or - à la vue desquels le visage du tavernier parût s'illuminer. Celui-ci alors le salua comme il put, éberlué par telle visite, bredouillant, tandis que le seigneur rejoignait la table où les quatre autres voyageurs s'étaient déjà attablés :"B... bi... bien Monseigneur ! Ellias, apporte donc une bouteille de liqueur à ces messieurs pendant que je prépare le repas !", ajouta-t-il à l'adresse d'un jeune garçon dont la mine mi-effrayée dépassa aussitôt de derrière le comptoir.

"Ils ne doivent pas avoir déjà vu de nos loups, Karsten." L'homme qui se permettait apparemment de tutoyer un seigneur semblait être à peine plus jeune que lui, la vingtaine tout au plus. Son visage aquilain était émaillé d'une barbe de quelques jours, et il portait un petit crâne de faucon en guise de pendentif.
"Apparemment..., lui répondit Karsten avec un large sourire. Mais tu sais Tarken, il faudra bien qu'ils s'y fassent : avec la réouverture de retrahant, ils risquent de voir passer par leur établissement cohorte bien plus exotique que nous.
-Pour sûr Messire, ajouta un troisième dont le visage semblait moins montagneux que celui des deux autres, mais qui était traversé d'une brûlure en forme de trait net sur le profil droit, mais il faut bien avouer que nos amis peuvent paraître quelque peu inquiétants à des gens qui n'ont jamais vécu en nature comme nous.
-C'est certain, mais je compte bien multiplier mes visite en ces lieux, Ekoras. Se retournant vers Tarken : Es-tu sûr de tes informations au fait ?
-J'ai croisé un des écuyers du Karsper lors de ma dernière visite à Eskadner, il m'a bien précisé l'emplacement de l'ancien conseil, il ne doit guère être loin d'ici.
-Eh bien restaurons-nous tranquilement auparavant, nous irons dès après...

Un groupe de cavalier proche de la table occupée par les étrangers les toisaient d'un air méfiant. La présence de bête aussi grosse qu'un petit cheval et ayant l'allure d'un loup les avait fait reculer d'effroi, comme le reste de la salle. Néanmoins, l'un des cavaliers s'approcha de la tablée aevenspeer. Sa démarché était assuré, mais on voyait sur son visage que les loups du nord ne le laissait pas indifférent.

Arrivé à hauteur des voyageurs, il leur dit.
— Holà, messires, je suis Mélyan de Loye, fils d'Arnaud, bonjour à vous ! Dites-moi, que venez-vous faire dans la capitale d'Empersiste ? Vendez-vous donc quelque marchandise ? Vos habits et... vos loups m'empêchent de le croire. Ma foi, je n'avais jamais vu de prédateurs aussi grands. Il semblerait bien qu'ils soient encore plus forts que les dogues des Froidmarches... Mais, seigneurs, d'où viennent ces bêtes ?

Contrairement au seigneur aevenspeer, le jeune chevalier semblait se gonfler de fierté à chaque phrase prononcée par Karsten.
— Messire, vous faites confusion, je suis bien trop jeune pour être le baron de Montgalde ! Non, je suis le fils d'Arnaud de Loye. Néanmoins, je puis vous mener à cette fameuse salle. J'y ai mes entrées, on me connait. En ces temps, cette pièce reste souvent inaccessible ; l'Intendant étant touché par une maladie grave, il n'y permet que peu de monde, peu de fois.

Il regarda à nouveaux les deux animaux d'un air mi-intrigué mi-enjoué et, exalté par leur docilité trompeuse, aventura une main dans leur direction. Hésitant, il leur jeta un dernier coup d'oeil et retourna sa tête vers Karsten. Poussant son insolence involontaire encore plus loin, il demanda.
— Êtes-vous bien sûr que vos bêtes ne sont pas à vendre ? Mon père est un chasseur passionné, et pourchasser de tels loups serait grande joie pour lui. Je dispose d'or en quantité... savez-vous... Ah ! J'en oublie mon bon sens. Pardonnez seigneur, mais qui êtes-vous ? Je n'ai jamais remarqué vos couleurs, malgré les héraldiques conservées au château du maître d'Ephyne, et que j'ai consulté maintes fois.

Il se tourna vers chaque homme de l'Aevenspeer. Un air gêné venait se conjuguer à ses expressions enjouées. Il semblait, à première vue, être un optimiste chevroné, ou un jeune homme encore naïf. Fallait-il préciser que Mélyan de Loye était âgé de quinze ans ?

L'espace d'un instant, le visage noble du seigneur Aradras oscilla entre la colère et le soulagement. Il parut hésiter, comme s'il choisissait ses mots ou, plus vraissemblablement, hésitait par où commencer.
Il se frotta le front et entama :

"Bien, même si mon second, fit-il en désignant Tarken, avait reconnu vos armoiries, je doutais moi-même que vous fûtes le Baron de Montaglde, tout d'abord car vous êtes bien jeune (il eut un léger sourire à ces mots, lui qui n'avait que vingt ans lorsqu'il refonda le Val d'Airain), ensuite, un vrai seigneur (nouveau sourire) s'enquit de suite de l'identité de celui à qui il s'adresse , c'est pourquoi, ne voulant pour ma part prendre le risque de me tromper et de manquer de respect...
"Ensuite, et là son visage se rembrunit, sachez que si j'aperçois quiconque abattre l'un de ces loups pour une raison autre que de sauver la vie d'un innocent, il devra en répondre à moi ou à tout autre seigneur d'Aevenspeer."

Il était tendu, mais ne s'en aperçu que lorsque Tarken posa sa main sur son avant-bras. Alors il se relâcha et, se détournant du fils du baron, prit une bonne lampée de bière et entama son repas, semblant voiloir rompre la conversation. Néanmoins, sans se retourner, il ajouta :
"Et ne vous en faites pas, il est normal que vous n'ayez reconnu nos armoiries : bien que ma famille soit ancienne, nos armoiries ont été perdues lors du fléau. Elles ont été redessinées par mes soins dès lors que notre clan a adopté une meute de loups, scellant ainsi cette symbiose. Si vous le désirez, je puis me rendre aux grands registres et les y aposer. Pourrez-vous nous y conduire après nous avoir indiqué où se trouve le grand conseil ?"

D'abord gêné, Mélyan fut outré lui-aussi. Quelle maladresse ! se disait-il lorsque son vis-à-vis lui fit part de sa vexation. Quelle absurdité ! s'exclama-t-il lorsqu'il lui interdit de tuer un loup d'Aevenspir. Ce n'était qu'une bête, une créature inférieure aux hommes et le servant à sa façon...
Il gratta avec amertume la cicatrice qu'il avait entre la gorge et le menton. Le seigneur n'avait même pas daigné répondre à sa question et s'annoncer. Mélyan, y voyant là une manoeuvre bien volontaire, se tut et se contenta de répondre à l'Aevenspeer le plus courtoisement possible, à défaut de s'exprimer avec un timbre enjoué.
— Pour sûr, Messire l'Aevenspeer. Les salles des archives sont contiguës au grand conseil, le détour ne sera pas long...

Ayant perçu les dernières paroles de Karsten comme dernières de cette discussion, ne sachant ce que l'étiquette lui ordonnait dans ce genre de cas, il s'adressa une nouvelle fois au groupe.
— Messires, je vous laisse. Rejoignons-nous donc lorsque la première lune aura atteint la moitié de sa course, devant le château du seigneur Dertil. Je vous mènerai jusqu'au conseil, et vous pourrez, s'il vous convient, séjourner chez le maître d'Ephyne.

Il inclina légèrement la tête et se dirigea vers sa table. Le reste des cavaliers ne fut pas long à se lever et à sortir de l'auberge précédé de leur seigneur.