LE DIEU DES FORTS.
Famines et maladies s'enchaînaient à une vitesse tout bonnement phénoménale. Les grandes routes de Gramée, reliées, la plupart du temps, aux artères principales des autres nations de Retrahant, avaient rendu possible la communication entre ce qui furent autrefois des royaumes de marais quasi-indépendants, dirigés par des castes et des ligues puissantes, des Khans et des prêtres jaloux de leur pouvoir et à l'affut de chaque faiblesse, qu'elle vienne de Melit-Aend ou des fiefs voisins. Les choses avaient changé, le grand prêtre avait cru pouvoir souder à jamais les Graméens sous son joug, entretenant une puissante armée et réduisant les pouvoirs des seigneurs, qui s'exécuter sans broncher. Cela avait donné lieu à une Gramée impériale, qui avait tenu son rang de puissance sans limite et rivale victorieuse de la Gaedienté.
Ces deux esprits, d'indépendance et d'union des terres de Gramée, avaient donné une mentalité très particulière aux seigneurs, qui, semblaient-ils, ne savaient que faire, que choisir. Mais la noblesse, en Gramée, n'est pas stable, et clergé comme aristocratie guerrière étaient parfois réduits sous la folie d'une nouvelle poignée d'hommes de foi combattant dans le jeu affreux et occulte de la Cabale, appuyée par les armées de routiers étrangers et ambitieux. Pourtant, une noblesse d'origine kandrasienne avait réussi à se fixer sur Melit-Aend et, si elle n'en avait pas gardé les traits les plus caractéristiques, le sang d'Erelian coulait en eux, ainsi que le mythe de l'Eternid.
Les seigneurs kandrasiens avaient débuté un vaste projet de friche tout autour de la forteresse noire, sacrifiant de lourdes sommes à l'intérêt général. Pratique d'étrangers... Cela faisait déjà des décennies que cette friche et cette envie d'une Gramée respirable s'était mis en place, aux dépens de la culture du secret et du chaos de la Gramée. Cette vague de famines et de maladies avait réveillé le caractère profondément raciste de l'élite graméenne et la voracité des réprouvés étrangers, chiens affamés et à moitié fous, ayant abandonné aux portes des Marais les valeurs et les codes qu'ils chérissaient pour rejoindre le jeu de la Cabale, où tous y trouvaient leur intérêt ou, en cas d'échec, la mort.
Les maladies avaient déclenché quelque chose dans toutes les nations, mais un seul vieillard semblait en parler clairement. Waelin Vlos, roi, prêtre et seigneur de guerre, était au crépuscule de sa vie. Les voyages l'avaient rendu lucide, les luttes politiques et les mystifications du Cléricat sombre et cynique. C'était un homme rompu à la chose politique comme à la religion de Gramée, si absconse pourtant. Il avait massé autour de lui, pendant des décennies de guerres larvées comme ouvertes, ce qu'on appelait autour de lui la Chevalerie d'Utsvholk, qui se constituait des chiens de guerre graméens du vieillard, mais aussi des hommes des Maâlems, ces nègres si féroces ramenés des provinces du Sud, ainsi que de nombreux exilés gaediens, plusieurs chevaliers du Saint Ordre qu'on avait renié ou qui s'étaient échappé avant qu'on ne leur inflige la torture et la mort. Toute son assemblée lui criait qu'Amk'Cherk était en colère, qu'il ne reconnaissait plus ses fils dans les royaumes graméens.
L'Ilhan Waelin, le Père, en convenait, et, autour des cercles des Cabalistes, il tenait ce discours franc que l'on ne reconnaît que peu à ces assemblées fermées où chaque mot pouvait être synonyme de mort.
“Le dieu est en colère. Nous attisons sa rage en laissant faire les faibles et ls incapables, qui apportent Sa parole aux bâtards et païens, aux indignes et aux pauvres, qui cherchent en lui un réconfort abject qui le souille. Ils parquent les vierges comme du bétail et sont servi par des esclaves-soldats, aident la populace sans se soucier de la dette de sang du Fort. La décadence assène ses coups sans faiblir, tandis que nos hommes se laissent aller aux pratiques interdites et nos prêtres discutaillent.
Qui sommes-nous ? Où est la force de notre dieu et de nos bras ? Sommes-nous des couards incapables de rien faire. Ils promettent depuis des décades qu'ils écraseront les hommes qui, à Heffdim, leur ont fait mordre la poussière, tuant leurs fils et leurs capitaines, mais chaque jour ils vieillissent un peu plus. Et nous aussi, nous vieillissons, mais le dieu nous a donné Sa parole. Je peux lire sa voix, je l'ai fait pendant des décades déjà. J'ai connu les secrets et les grands maîtres de la Cabale, et ils ne veulent pas ça.
Aujourd'hui, nous nous faisons l'écho de leurs cris d'indignation. Aujourd'hui, les affranchis redeviendront les esclaves, tous ces temples enrichis et immenses, bâti comme les auraient fait les païens de Beilan ou d'Empersiste, seront saccagé. Aujourd'hui, j'offre les vierges sacrées à mes fils, qui combattent pour le dieu. Aujourd'hui, je supprime la confrérie des Khans. Aujourd'hui, je passerai au fil de l'épée les hérétiques qui s'opposent à nous.
Je ne réponds des mes actes qu'au dieu, maintenant. Vous me suivrez, car j'apporte à Amk'Cherk la guerre et la violence, qui confondra les Forts des Faibles, et je tuerai et mourrait selon Sa Loi.”
A cette diatribe, beaucoup des cabalistes et autres grands prêtres du Cléricat acclamèrent. Les semaines suivantes se caractérisèrent par le saccage des propres temples d'Amk'Cherk et l'érection de forteresses autour des lieux que l'on pensait saints. Les vierges furent tuées ou abaissées à l'esclavage, et de nouveau, les rapts se firent dans les villages. On multiplia les taxes et l'on terrorisa la population, notamment en enfermant de nombreux pauvres et hors-la-loi, qui se combattèrent jusqu'à la mort dans des Kobakki organisés à l'envi pour les guerriers de Waelin entre deux jours de massacres et de saccage.